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Loi de finances pour 2024 : renforcement des obligations documentaires et du contrôle des prix de transfert

Par un communiqué de presse en date du 9 mai 2023, le ministre du Budget Gabriel Attal avait annoncé vouloir accroître les mesures de lutte contre la fraude fiscale et douanière.

Cette annonce s’inscrivait dans la lignée non seulement de la loi pour un Etat au service d’une société de confiance, dite loi Essoc, du 10 août 2018¹, mais également de la loi relative à la lutte contre la fraude du 23 octobre 2018². Le texte traduit donc une « ambition renouvelée »³.

 

Ces mots ne sont pas restés lettre morte puisque la Loi de finances pour 2024, publiée au Journal Officiel le 30 décembre 2023 (ci-après « LF 2024 »)⁴, a entériné à son article 116 des mesures impactant de manière substantielle les prix de transfert, tant au regard du contrôle que de la règlementation. Celle-ci vient renforcer les obligations documentaires des sociétés et faciliter leurs contrôles par l’administration

Les modifications induites par la LF 2024, décrites plus en détails ci-après, emportent donc les conséquences suivantes pour les contribuables français : 

 

  • S‘agissant de l’obligation de documentation des prix de transfert :
    • un élargissement du champ d’application (1) ;
    • une opposabilité de la documentation prix de transfert dans le cadre des contrôles fiscaux (2) ;
    • un renforcement des sanctions (3) ; 
  • S’agissant des cessions d’actifs incorporels « difficiles à évaluer » :
    • une extension du délai de reprise (4) ; et
    • une possibilité étendue d’utilisation de données financières postérieures au transfert (5).

1. Une extension du champ d’application de l’obligation documentaire aux groupes multinationaux de taille intermédiaire

Pour mémoire, depuis 2010 sont soumises en France à une obligation documentaire⁵  les entités ou établissements qui dépassent l’un des deux seuils suivants ou qui font partie d’un groupe dont l’une des entités, française ou étrangère, dépasse l’un des seuils suivants :

  • 400 millions d’euros de chiffre d’affaires hors taxes ;
  • 400 millions d’euros de total de l’actif brut.

La LF 2024 emporte modification de l’article L 13 AA du livre des procédures fiscales (ci-après « LPF ») afin d’abaisser le seuil de déclenchement de l’obligation documentaire à 150 millions d’euros de chiffre d’affaires hors taxes ou de total d’actif brut, à compter du 1er janvier 2024. 

Il convient de rappeler que la référence au total d’actif brut est une spécificité française qui entraine parfois des difficultés pratiques pour apprécier si une société ou un établissement français rentre dans le champ d’application de cette obligation. 

Outre les indicateurs financiers utilisés, le recours aux données comptables statutaires non seulement du contribuable français mais également de toutes les sociétés françaises ou étrangères de sa chaîne de détention (par opposition par exemple aux données consolidées ou aux seules données statutaires de l’entité française), peut également surprendre.

La conséquence directe de cette modification du seuil de l’article L 13 AA du LPF est l’augmentation du nombre de contribuables qui sont soumis à cette obligation. Ces contribuables se voient désormais appliquer – sans période d’adaptation ou de transition – les mêmes obligations et sanctions renforcées telles que décrites ci-après : opposabilité de la documentation et pénalités minimum de 50.000 euros par an.

2. L’opposabilité de la documentation prix de transfert : une charge de la preuve renversée ?

En mai, Gabriel Attal mettait en avant qu’un nombre important de sociétés décriraient dans leur documentation une politique de prix de transfert qu’elles ne mettraient pas en œuvre en pratique. 

Pour remédier à cet écueil, la LF 2024 vient modifier l’article 57 du code général des impôts (ci-après « CGI »)⁶, afin d’y intégrer l’alinéa suivant :  

« Lorsque la méthode de détermination des prix de transfert s’écarte de celle prévue par la documentation mise à la disposition de l’administration par une personne morale […], l’écart constaté entre le résultat et le montant qu’il aurait atteint si cette documentation avait été respectée est réputé constituer un bénéfice indirectement transféré au sens du premier alinéa, sauf si la personne morale démontre l’absence de transfert par voie de majoration ou de diminution des prix d’achat ou de vente, soit par tout autre moyen »⁷. 

Il s’agit donc d’un renversement de la charge de la preuve découlant de l’insertion d’une présomption de transfert de bénéfices à l’étranger en cas de non-respect de la politique décrite dans la documentation et transmise à l’administration fiscale dans le cadre d’un contrôle. Présomption simple qui pourra être renversée par le contribuable par tous moyens. 

L’amendement I-1407 définitivement intégré à la LF 2024 telle qu’adoptée par le législateur, est venu préciser que cette mesure s’appliquerait aux exercices ouverts à compter du 1er janvier 2024. 

Cette insertion au sein de l’article 57 du CGI est susceptible d’avoir de lourdes conséquences pratiques pour les contribuables en cas de contrôle. En effet, il existe fréquemment des écarts entre la politique de détermination des prix de transfert (« price setting ») et les flux effectivement enregistrés en comptabilité locale, i.e. « l’atterrissage statutaire ». L’ajout de cette disposition permet à l’administration fiscale de remettre en cause le caractère normal d’une transaction respectant par ailleurs le principe de pleine concurrence, charge alors au contribuable de s’en expliquer.

Prenons un exemple concret :

Un groupe indique dans sa documentation prix de transfert appliquer un « cost + 5% » sur des prestations de services intragroupe.

Compte tenu d’écarts par rapport à l’exercice budgétaire et/ou d’écritures comptables de fin d’exercice dans les comptes statutaires de l’entité prestataire, il apparait que la marge effectivement appliquée par l’entité concernée ne s’établit pas exactement à 5%, tout en restant néanmoins dans un intervalle interquartile défini par une étude de comparables.

Pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2024, pour lesquels la documentation prix de transfert sera préparée dans le courant de l’année 2025, l’administration fiscale pourrait se contenter de constater l’écart pour motiver son redressement. La charge de la preuve serait alors renversée.

Loi de finances pour 2024

Retrouvez les explications de nos experts sur les mesures majeures de la loi de finances 2024.

    Dès lors, les contribuables devront porter une attention accrue au contenu et à la qualité de leur documentation prix de transfert, notamment s’agissant des montants des transactions intragroupe, et des réconciliations financières ; et anticiper tout écart entre la documentation et l’application concrète de leur politique prix de transfert. L’opposabilité de la documentation prix de transfert impose un contrôle de cohérence entre le Master File, le Local File, les tableaux de flux et les contrats qui font partie de l’ensemble documentaire tel que défini par l’article L 13 AA du LPF, alors même que ce contrôle de cohérence n’est pas systématiquement réalisé par les contribuables.

     

    Par ailleurs, il est légitime de s’interroger sur la notion de « méthode de détermination prévue par la documentation » : sera-t-elle interprétée par l’administration fiscale lors des futures vérifications de comptabilité de façon stricte, visant uniquement la description de la façon dont le prix d’une transaction est déterminé, méthode ex-ante, ou extensive comme visant également d’autres éléments de la documentation prix de transfert qui pourraient être interprétés comme contredisant les résultats de l’entité concernée ?

     

    3. Un renforcement des sanctions applicables

     

    Concernant l’obligation documentaire, l’ensemble des modifications touchant au champ d’application et à l’opposabilité de la documentation prix de transfert s’accompagne d’un renforcement des sanctions en cas de non-respect. 

     

    En principe et jusqu’à ce jour, les contribuables dans le champ de l’obligation documentaire (i.e., article L 13 AA du LPF) doivent présenter leur documentation à l’administration fiscale en début de contrôle, à défaut l’administration fiscale met en demeure le contribuable de la fournir dans un délai de 30 jours, prolongeable une fois. 

     

    Antérieurement à la LF 2024, en cas de défaut de production dans le délai ou en cas réponse partielle (i.e., documentation incomplète), une amende minimale était prévue à l’article 1735 ter du CGI, qui s’élevait à 10.000 euros⁸. 

     

    La LF 2024 est venue multiplier par cinq cette amende pour la porter à un montant de 50.000 euros, pour les infractions constatées à compter du 1er janvier 2024 (CGI art. 1735 ter).

     

    4. Une extension du délai de reprise s’agissant des cessions d’actifs incorporels difficiles à évaluer

     

    Ces dernières années, la législation fiscale française relative aux prix de transfert, la jurisprudence et la doctrine en la matière se sont fortement inspirées des principes et recommandations émises par l’OCDE afin d’évoluer. 

     

    À la suite des travaux menés par l’OCDE en matière d’actifs incorporels difficiles à évaluer⁹ (« AIDV ») et à la reprise de ces travaux dans les Principes OCDE de 2022¹⁰, il n’est pas surprenant que le législateur français transpose dans son droit interne les principaux apports de ces travaux. 

     

    Le paragraphe 15 des instructions de l’OCDE publiées en juin 2018 indiquent ainsi que pour faciliter la mise en œuvre de l’approche applicable aux AIDV, les pays pourraient envisager l’instauration d’une obligation de notifier le transfert d’un AIDV ou la modification du délai normal de prescription.

     

    La LF 2024 modifie ainsi l’article 171 B du CGI afin d’étendre le délai de reprise de l’administration fiscale « jusqu’à la fin de la sixième année qui suit celle au titre de laquelle l’imposition est due », délai qui serait applicable aux exercices ouverts à compter du 1er janvier 2024¹¹.

     

    En plus de l’obligation de déclarer les cessions d’actifs incorporels, qui existe déjà en application de l’article 223 quinquies B du CGI (par le biais de la transmission électronique du formulaire 2257-SD et de l’obligation de déclaration des dispositifs transfrontières – DAC 6), les contribuables feront aussi face à un délai de prescription plus étendu.

    5. L’utilisation de données financières postérieures à la cession du bien incorporel

    Toujours sur le sujet des cessions d’AIDV, le nouvel article 238 bis-0 I ter au CGI issu de la LF 2024, est également applicable aux exercices ouverts à compter du 1er janvier 2024 : 

    « La valeur d’un actif ou droit incorporel transféré mentionné au 2° du E du II de l’article 1649 AH peut être rectifiée sur la base de résultats postérieurs à l’exercice au cours duquel a eu lieu la transaction ». 

    Quatre exceptions à ce principe sont ensuite listées au sein de l’article, en application desquels aucune rectification sur la base d’éléments postérieurs à l’exercice au cours duquel a eu lieu la transaction n’est possible, à savoir : 

    • Lorsqu‘un accord préalable en matière de prix bilatéral ou multilatéral a été conclu pour le transfert concerné ; 
    • Lorsque l’écart entre la valorisation résultant des prévisions (ex ante) et celle constatée au regard des résultats réels (ex post) est inférieur à 20% ; 
    • Lorsqu’une durée de commercialisation de cinq ans s’est écoulée après l’année au cours de laquelle l’actif ou droit a produit pour la première fois des revenus provenant d’une entité non liée au cessionnaire et, durant cette période, l’écart entre les prévisions établies au moment de la transaction et les résultats réels est inférieur à 20% ; 
    • Lorsque le contribuable, d’une part, fournit des informations détaillées sur les prévisions utilisées, au moment du transfert, pour déterminer les prix, notamment les modalités de prise en compte des risques et des événements raisonnablement prévisibles ainsi que leur probabilité de réalisation et, d’autre part, établit que la différence significative entre ces prévisions et les résultats réels est due soit à la survenance d’événements imprévisibles lors de la détermination du prix, soit à la réalisation d’événements prévisibles à condition que leur probabilité d’occurrence n’ait pas été sous-estimée ou surestimée de manière significative au moment de la transaction. 

    Il convient de rappeler qu’avant l’entrée en vigueur de la LF 2024, l’administration fiscale ne pouvait pas se fonder sur les résultats postérieurs à une cession d’actifs incorporels pour fonder son redressement. Cela se justifie dans la mesure où le contribuable de bonne foi ne peut pas avoir connaissance de ces éléments lorsqu’il a effectué sa valorisation.

    Force est de constater que la nouvelle rédaction législative n’est pas entièrement en ligne avec l’esprit des travaux de l’OCDE en la matière. En effet, les principes OCDE n’excluent aucunement les valorisations réalisées sur la base de données prévisionnelles (ex ante) et ce n’est que lorsque le contribuable n’est pas en mesure de justifier en quoi ses prévisions sont justes que l’OCDE invite à se référer aux résultats postérieurs (ex post). 

    Au niveau français, il est donc désormais admis, dans un nombre de cas en pratique important, que l’administration fiscale puisse se baser sur les résultats postérieurs à l’opération de cession pour contester la valorisation retenue par le contribuable lors de l’opération et ainsi fonder son redressement sans devoir discuter de la qualité des faits et hypothèses au moment de la transaction. Bien évidemment, il ne saurait être reproché au contribuable, partie liée ou indépendante, des faits constatés a posteriori dont il ne pouvait avoir connaissance au moment de la transaction et qui ne ferait pas l’objet d’une clause d’ajustement entre tiers. 

    Les termes « d’événement raisonnablement prévisible ainsi que leurs probabilités de réalisation » et de « probabilité d’occurrence » sont autant de termes subjectifs qui risquent d’être interprétés dans un sens favorable à l’administration fiscale, exposant le contribuable à une insécurité juridique dans le cadre de cession d’AIDV. 

    Au final, les exigences pesant sur le contribuable se trouvent considérablement augmentées.

    Ce qu'il faut retenir

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