Article co-rédigé avec Alexandra Vidal.
Dans un arrêt rendu le 27 septembre 2023¹, la Cour de cassation a considéré qu’une entreprise pouvait engager la responsabilité délictuelle d’un concurrent qui ne respecterait par ses obligations en matière de compliance – en l’espèce la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme – en se fondant sur la concurrence déloyale : « Le respect par une entreprise des obligations imposées aux articles L. 561-1 et suivants du code monétaire et financier pour lutter contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme engendre nécessairement pour elle des coûts supplémentaires.
Il en résulte que le fait pour un concurrent de s'en affranchir confère à celui-ci un avantage concurrentiel indu, qui peut être constitutif d'une faute de concurrence déloyale. »
Cette solution, classique en son raisonnement, est inédite au niveau de son champ d’application.
En effet, en application du principe selon lequel toute violation de la loi peut éventuellement constituer un acte de concurrence déloyale, les juges français ont pu régulièrement considérer que le fait pour une entreprise de s’affranchir de certaines obligations et ainsi des coûts qui en résulteraient, pouvait être constitutif d’une faute de concurrence déloyale. Ainsi, a notamment pu être condamné sur ce fondement un opérateur américain n’ayant pas facturé de TVA à ses clients français en violation des règles fiscales françaises² ou encore une société ayant exploité une installation de broyage et entreposage de véhicules hors d'usage sans être titulaire des autorisations administratives requises à cet effet³.
En revanche, jusqu’au présent arrêt, le fondement de la concurrence déloyale n’avait jamais été retenu dans un cas de non-respect d’une obligation de conformité. Certes, le non-respect d’obligations de conformité a fait l’objet de nombreux contentieux au titre de la responsabilité délictuelle au cours des dix dernières années, selon un courant prévisible avec la montée en puissance des programmes de conformité⁴ et leur intégration progressive dans notre système de droit moniste⁵. Ce développement s’est notamment illustré par les diverses décisions récentes acceptant la recevabilité et le bien fondé d’actions intentées par des acteurs de la société civile (ONG, associations, etc.)⁶. Le fondement de la concurrence déloyale n’avait en revanche pas encore été utilisé. Des arrêts récents ont également abordé le sujet de la non-conformité sur le terrain de la responsabilité contractuelle au titre de l’exception d’inexécution des contrats ou de leur résiliation sans préavis notamment en matière de lutte contre la corruption⁷.
Cette décision ouvre donc une voie à une extension tant du contentieux en matière de concurrence déloyale qu’en matière de violation des obligations de conformité de manière large. En effet, les termes de la décision permettent d’envisager une extension de son champ d’application bien au-delà de la seule lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme qui était visé, mais également par analogie, à tout manquement à une obligation de compliance.
Ainsi, une entreprise pourrait par exemple engager la responsabilité délictuelle d’un concurrent qui ne respecterait pas ses obligations en matière de droit de l’environnement, de protection des données personnelles, de lutte contre la corruption, de concurrence ou encore de devoir de vigilance, voire de reporting de durabilité.
L’apport de cet arrêt doit toutefois être tempéré en rappelant que l’action pour concurrence déloyale suppose, pour celui qui s’en prévaut, de démontrer un manquement, un préjudice et un lien de causalité entre ces deux éléments conformément à l’article 1240 du Code civil. Or, en pratique, la preuve d’un tel triptyque pourrait s’avérer complexe.
En effet, concernant la preuve du manquement tout d’abord, il ne sera pas toujours aisé pour une entreprise d’avoir accès au programme de conformité d’un concurrent. Beaucoup de documents de base sont accessibles publiquement (Codes de bonne conduite, procédures, fonctionnement de la ligne éthique) et certaines informations sont nécessairement publiques car devant figurer dans les rapports annuels de nombre d’entreprises. Néanmoins apprécier l’effectivité et la robustesse du programme pour détecter une non-conformité requiert un examen détaillé de sa mise en place concrète, ce qui ne peut être fait que dans le cadre d’audits spécifiques dont les conclusions sont en principe non accessibles au public (notamment dans le cadre de processus d’acquisition lorsque ces audits sont soumis à la confidentialité avocats-clients ou au titre des audits internes conduits dans le cadre des trois niveaux de lignes de défense requis par la législation en matière de conformité anti-corruption, lutte contre le blanchiment). Ainsi l’angle d’attaque d’un concurrent résidera bien plus probablement dans l’absence de tout programme ou d’une composante manifestement manquante.
Dans la décision commentée, il n’était pas rapporté de preuve du manquement. En effet, les juges devaient se prononcer en l’espèce sur la demande de communication de pièces comptables et commerciales d’un concurrent ayant lui-même reconnu dans un courrier adressé au demandeur que les produits qu’il commercialisait nécessitaient une modification pour être conforme à la réglementation bancaire. L’objectif de cette demande était de permettre au demandeur de chiffrer son préjudice dans le cadre d'une éventuelle future instance.