7 min de temps de lecture 12 sept. 2024
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Compliance et risque contentieux : une non-conformité peut-elle devenir une arme au service des concurrents ?

Par Caroline Mercier-Havsteen

Avocat Associée, Responsable de l’équipe Résolution des litiges et Compliance, Médiatrice agréée

Responsable de l’équipe Résolution des litiges, spécialisée en contentieux des affaires notamment en matière internationale et médiatrice agréée

7 min de temps de lecture 12 sept. 2024
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La Cour de cassation reconnaît pour la première fois le droit pour une entreprise d’engager la responsabilité d’un concurrent qui ne respecterait pas ses obligations de conformité en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, sur le fondement de la concurrence déloyale.

Points-clés :

  • La Cour de cassation étend pour la première fois l’action en concurrence déloyale à des manquements aux obligations en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.
  • Cet arrêt rappelle donc l’importance pour les entreprises d’avoir des programmes de conformité effectifs et robustes, quelle que soit la matière concernée.
  • L’action en concurrence déloyale apparait ainsi comme un moyen de pression pouvant être utilisé par les entreprises pour exiger de leurs concurrents qu’ils leur rendent compte du respect de leurs obligations en matière de compliance.

Article co-rédigé avec Alexandra Vidal.

Dans un arrêt rendu le 27 septembre 2023¹, la Cour de cassation a considéré qu’une entreprise pouvait engager la responsabilité délictuelle d’un concurrent qui ne respecterait par ses obligations en matière de compliance – en l’espèce la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme – en se fondant sur la concurrence déloyale : « Le respect par une entreprise des obligations imposées aux articles L. 561-1 et suivants du code monétaire et financier pour lutter contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme engendre nécessairement pour elle des coûts supplémentaires.

Il en résulte que le fait pour un concurrent de s'en affranchir confère à celui-ci un avantage concurrentiel indu, qui peut être constitutif d'une faute de concurrence déloyale. »

Cette solution, classique en son raisonnement, est inédite au niveau de son champ d’application.

En effet, en application du principe selon lequel toute violation de la loi peut éventuellement constituer un acte de concurrence déloyale, les juges français ont pu régulièrement considérer que le fait pour une entreprise de s’affranchir de certaines obligations et ainsi des coûts qui en résulteraient, pouvait être constitutif d’une faute de concurrence déloyale. Ainsi, a notamment pu être condamné sur ce fondement un opérateur américain n’ayant pas facturé de TVA à ses clients français en violation des règles fiscales françaises² ou encore une société ayant exploité une installation de broyage et entreposage de véhicules hors d'usage sans être titulaire des autorisations administratives requises à cet effet³.

En revanche, jusqu’au présent arrêt, le fondement de la concurrence déloyale n’avait jamais été retenu dans un cas de non-respect d’une obligation de conformité. Certes, le non-respect d’obligations de conformité a fait l’objet de nombreux contentieux au titre de la responsabilité délictuelle au cours des dix dernières années, selon un courant prévisible avec la montée en puissance des programmes de conformité⁴ et leur intégration progressive dans notre système de droit moniste⁵. Ce développement s’est notamment illustré par les diverses décisions récentes acceptant la recevabilité et le bien fondé d’actions intentées par des acteurs de la société civile (ONG, associations, etc.)⁶. Le fondement de la concurrence déloyale n’avait en revanche pas encore été utilisé. Des arrêts récents ont également abordé le sujet de la non-conformité sur le terrain de la responsabilité contractuelle au titre de l’exception d’inexécution des contrats ou de leur résiliation sans préavis notamment en matière de lutte contre la corruption⁷.

Cette décision ouvre donc une voie à une extension tant du contentieux en matière de concurrence déloyale qu’en matière de violation des obligations de conformité de manière large. En effet, les termes de la décision permettent d’envisager une extension de son champ d’application bien au-delà de la seule lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme qui était visé, mais également par analogie, à tout manquement à une obligation de compliance.

Ainsi, une entreprise pourrait par exemple engager la responsabilité délictuelle d’un concurrent qui ne respecterait pas ses obligations en matière de droit de l’environnement, de protection des données personnelles, de lutte contre la corruption, de concurrence ou encore de devoir de vigilance, voire de reporting de durabilité.

L’apport de cet arrêt doit toutefois être tempéré en rappelant que l’action pour concurrence déloyale suppose, pour celui qui s’en prévaut, de démontrer un manquement, un préjudice et un lien de causalité entre ces deux éléments conformément à l’article 1240 du Code civil. Or, en pratique, la preuve d’un tel triptyque pourrait s’avérer complexe. 

En effet, concernant la preuve du manquement tout d’abord, il ne sera pas toujours aisé pour une entreprise d’avoir accès au programme de conformité d’un concurrent. Beaucoup de documents de base sont accessibles publiquement (Codes de bonne conduite, procédures, fonctionnement de la ligne éthique) et certaines informations sont nécessairement publiques car devant figurer dans les rapports annuels de nombre d’entreprises. Néanmoins apprécier l’effectivité et la robustesse du programme pour détecter une non-conformité requiert un examen détaillé de sa mise en place concrète, ce qui ne peut être fait que dans le cadre d’audits spécifiques dont les conclusions sont en principe non accessibles au public (notamment dans le cadre de processus d’acquisition lorsque ces audits sont soumis à la confidentialité avocats-clients ou au titre des audits internes conduits dans le cadre des trois niveaux de lignes de défense requis par la législation en matière de conformité anti-corruption, lutte contre le blanchiment). Ainsi l’angle d’attaque d’un concurrent résidera bien plus probablement dans l’absence de tout programme ou d’une composante manifestement manquante.

Dans la décision commentée, il n’était pas rapporté de preuve du manquement. En effet, les juges devaient se prononcer en l’espèce sur la demande de communication de pièces comptables et commerciales d’un concurrent ayant lui-même reconnu dans un courrier adressé au demandeur que les produits qu’il commercialisait nécessitaient une modification pour être conforme à la réglementation bancaire. L’objectif de cette demande était de permettre au demandeur de chiffrer son préjudice dans le cadre d'une éventuelle future instance.

Concernant le préjudice ensuite, la difficulté principale devrait résider dans sa quantification. En pratique, lorsque les conséquences économiques négatives sont difficiles à quantifier (typiquement en cas de violation d'une réglementation), les juges français se basent sur l'économie que l'auteur des actes de concurrence déloyale a injustement réalisée, modulée à proportion des volumes d'affaires respectifs des parties affectées par ces actes⁸. Cette notion d’économie devrait couvrir à la fois :

  • Les économies réalisées directement du fait du non-respect des obligations en matière de compliance. Il s’agit du montant qu’aurait dû dépenser le concurrent s’il avait respecté ces obligations. Ce montant devrait pouvoir être quantifiable notamment en se basant sur le budget dépensé par le concurrent ayant respecté ses obligations quoique les dépenses en la matière sont nécessairement proportionnées à la taille de l’acteur en cause et des concurrents n’ont pas nécessairement la même envergure et les mêmes contraintes opérationnelles. Cela pourrait représenter un montant conséquent dès lors que la mise en conformité peut s’avérer extrêmement coûteuse pour une entreprise du fait des nombreux frais à engager tels que la mise en place de systèmes de surveillance et notamment le déploiement et l’interconnexion de systèmes informatiques qui sont généralement les plus gros postes de dépenses, mais également les frais de développement de politiques et de procédures, de conseils externes, de formations du personnel, etc.
  • Les gains réalisés indirectement du fait du non-respect des obligations. Il pourrait par exemple s’agir de gains liés à des investissements ayant pu être réalisés avec le budget qui aurait dû être consacré à la mise en place d’un programme de compliance conforme à la loi. Ici, il devrait être plus difficile de quantifier ce type de gains de manière précise et fiable. Il pourrait s’agir par exemple des ventes et bénéfices réalisés directement ou indirectement dans des pays sous embargo ou sous sanctions financières au mépris des règles internationales et européennes. La preuve du gain indûment réalisé serait alors relativement aisée.

En dépit de ces réserves, l’apport de l’arrêt reste important en ce qu’il fait apparaître l’action en concurrence déloyale comme un outil puissant pour les entreprises qui pourront contraindre leurs concurrents à rendre compte du respect de leurs obligations de conformité dans différents domaines réglementaires. Reste que l’initiateur d’une telle procédure devra être certain de ne pas être susceptible d’être pris en défaut au titre de ses propres obligations au risque de se retrouver dans la désagréable situation de l’arroseur arrosé. La pratique « classique » et inélégante de la dénonciation aux autorités du concurrent non conforme restera donc sans doute privilégiée par les entreprises face à une action contentieuse au résultat nécessairement aléatoire.

Cet arrêt permet d’insister, si cela était encore nécessaire, sur la nécessité pour les entreprises de mettre en place et d’évaluer de manière régulière leurs programmes de conformité dans les conditions fixées dans la loi. Les entreprises et les Directions de la conformité doivent également s’assurer que lorsqu’elles évaluent leurs programmes de conformité de manière périodique soit en interne soit en externe, elles s’assurent de la protection des résultats qui font généralement et nécessairement apparaître des points d’amélioration ou des non-conformités du dispositif afin que ces données ne soient pas transmises ou instrumentalisées par des tiers.

  • Sources

    1. Cass. Com., 27 septembre 2023, n°21-21.995 (lien)
    2. Cour d’appel de Paris, 16 avril 2021, n° RG 18/24048
    3. Cass. Com., 21 janvier 2014, n° 12-25.443
    4. Cf article paru en 2014 : « Les codes éthiques, outil de gestion des risques ou source de contentieux » Table ronde, Cahier de droit de l’entreprise n°4, juil- août 2014 Caroline Mercier-Havsteen
    5. Cf. Allocution prononcée par Monsieur le procureur général Jean-Claude Marin près la Cour de cassation, en ouverture du colloque "La compliance", qui s’est déroulé le jeudi 6 juillet 2017
    6. Affaire La Poste mais également contentieux en matière de greenwashing lancés par UFC Que choisir contre des compagnies aériennes
    7. Cour d’appel de Paris, 30 novembre 2017, n° RG 15/19388
    8. Cass. com. 12-2-2020 n° 17-31.614

Ce qu'il faut retenir

La Cour de cassation ouvre la voie à des actions en concurrence déloyale de concurrents sur le terrain du non-respect d’obligations de compliance. Les conditions de succès de telles actions restent néanmoins aléatoires (nécessité d’apporter la preuve de la violation alléguée mais aussi d’un préjudice et d’un lien de causalité). Cet arrêt illustre en revanche l’extension du champ de la compliance et la nécessité d’apporter une attention particulière en termes de confidentialité et de maîtrise des plans de remédiations ou renforcement des dispositifs de compliance que ce soit à l’occasion d’opérations de croissance ou de gestion opérationnelle des groupes.

A propos de cet article

Par Caroline Mercier-Havsteen

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