Quels sont ces principes ? S’agissant de la sanction applicable en cas d’infractions au droit de la concurrence, sa charge est définie selon les principes de personnalité de l’infraction et de continuité économique de l’activité. Le principe de la responsabilité personnelle semble primer dans l’hypothèse d’un apport partiel d’actifs emportant transmission à titre universel du patrimoine comme dans la présente affaire : l’entité tenue pour responsable est celle qui a participé à l’infraction et c’est elle qui sera recherchée dès lors qu’elle survit à l’opération de réorganisation. Ainsi, comme le précise la Cour de cassation en reprenant la jurisprudence de la CJUE, c’est « en principe, à la personne physique ou morale qui dirigeait l'entreprise⁵ en cause au moment où l'infraction aux règles de concurrence de l'Union a été commise de répondre de celle-ci, même si, au jour de l'adoption de la décision constatant l'infraction, l'exploitation de l'entreprise a été placée sous la responsabilité d'une autre personne (CJUE, arrêts du 16 novembre 2000, KNP BT/Commission, C-248/98 P, point 71, et Cascades/Commission, C-279/98 P, point 78 ; TUE, arrêt du 30 mars 2022, Air France-KLM/Commission, T-337/17, point 309) ».
S’agissant de la réparation des préjudices résultant de l’infraction, la règle est la même : « Au même titre que la mise en œuvre des règles de concurrence de l'Union par les autorités publiques (« public enforcement »), les actions en dommages et intérêts pour violation de ces règles (« private enforcement ») font partie intégrante du système de mise en œuvre desdites règles, qui vise à réprimer les comportements anticoncurrentiels des entreprises et à dissuader celles-ci de se livrer à de tels comportements (CJUE, 6 octobre 2021 C-882/19 arrêt Sumal, point 37). ». La Haute Cour précise – en reprenant une fois encore la jurisprudence de la CJUE⁶ - que la notion d’entreprise responsable ne peut avoir une portée différente dans le contexte de l’infliction d’amendes et dans celui des actions en dommages et intérêts pour violation des règles de concurrence : « Il s'ensuit que les principes énoncés par la jurisprudence des juridictions de l'Union relative à la détermination de l'entité devant supporter la sanction infligée pour violation des règles de concurrence de l'Union sont seuls applicables pour déterminer l'entité tenue de réparer le préjudice causé par une telle violation. […] ».
Par conséquent, « la personne morale qui dirigeait l’exploitation de l’entreprise en cause est tenue de réparer le préjudice causé par un abus de position dominante lorsqu’elle continue d’exister juridiquement ».
Mais, lorsqu’elle cesse d’exister juridiquement, qu’advient-il ? Le principe de continuité économique - qui selon l’Avocat Général dans l’affaire Skanska⁷, « constitue l’expression de la définition large donnée à la notion d’« entreprise » dans le cadre du droit de la concurrence » - acquiert alors toute son importance. Comme le mentionne d’ailleurs la Cour de cassation dans son arrêt du 20 mars 2024 et comme maintes fois rappelé par la CJUE, « si des entreprises, responsables du préjudice causé par une infraction aux règles de concurrence de l'Union, pouvaient échapper à leur responsabilité par le simple fait que leur identité a été modifiée par suite de restructurations, de cessions ou d'autres changements juridiques ou organisationnels, l'objectif poursuivi par ce système ainsi que l'effet utile desdites règles seraient compromis (voir, par analogie, arrêts CJUE Skanska Industrial Solutions e.a., point 46, précité, et du 11 décembre 2007, ETI e.a., C-280/06, point 41). ». En conséquence, en cas de disparition de l’entité en cause par suite d’une opération de réorganisation, le principe de la continuité économique de l’activité s’appliquera et permettra de désigner l’entité responsable.
Ainsi, par exemple, en cas de fusion-absorption, la société absorbante supportera la sanction⁸. C’est ce qu’avait d’ailleurs déjà affirmé la Cour de cassation dans un arrêt du 20 novembre 2001⁹. Les faits étaient intéressants puisque la société, auteure des pratiques prohibées (il lui était reproché la participation à une entente), avait d’abord transféré une partie de ses actifs à deux filiales avant d’être absorbée via une fusion-absorption. La société absorbante - poursuivie pour les faits commis par l’absorbée - faisait valoir devant la Cour de cassation que seule la société qui avait acquis les moyens humains et matériels ayant concouru à l'infraction litigieuse, pouvait être considérée comme responsable de la pratique incriminée. La Cour de cassation avait alors déjà jugé que ce transfert n’avait pas eu pour effet de faire disparaître la personnalité juridique de l'entité qui avait commis les pratiques prohibées et que seule celle-ci encourait les sanctions prévues. Or, cette dernière ayant ensuite fait l’objet d’une fusion, c’est la société absorbante qui devait être tenue responsable, peu important le transfert antérieur des moyens humains et matériels ayant concouru à la mise en œuvre de l’entente prohibée.
Dans le même sens, toujours à propos d’une fusion absorption, la CJUE a pu juger que : « il n’est pas incompatible avec le principe de la responsabilité personnelle d’imputer la responsabilité d’une infraction à une autre société en sa qualité de société absorbante de la société qui a commis l’infraction lorsque cette dernière a cessé d’exister […] »¹⁰.
En droit de la concurrence, c’est donc la continuité de l’activité économique qui constitue le critère déterminant en cas de disparition de l’entité responsable : dans l’affaire Skanska¹¹, la CJUE l’a également admis dans un cas où des sociétés avaient acquis le contrôle de sociétés ayant participé à une entente avant de les dissoudre¹² tout en poursuivant l’activité économique de leurs filiales.
Pour conclure, on retiendra de cet arrêt de la Cour de cassation du 20 mars 2024 que le droit de l’Union et les principes dégagés par la jurisprudence des juridictions de l’Union priment en la matière !