Responsabilité en cas de pratiques anticoncurrentielles : incidence d’un apport partiel d’actifs

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Dans un arrêt du 20 mars 2024 publié au bulletin, la Cour de cassation considère que dans l’hypothèse d’un apport partiel d’actifs soumis au régime des scissions, la société apporteuse exploitant l'entreprise au moment de l'abus de position dominante reste tenue de réparer le préjudice civil causé par celui-ci.


Points-clés :

  • Dès lors qu’elle continue d’exister juridiquement, l’entité responsable d’une infraction au droit de la concurrence est celle qui a participé à la commission de l’infraction et ce, même si, au jour de l’adoption de la décision constatant l’infraction, elle a transféré les moyens ayant concouru à l’infraction via un apport partiel d’actifs emportant transmission à titre universel du patrimoine.
  • Il en est de même s’agissant de l’indemnisation due au titre du préjudice subi par un tiers en raison de cette infraction.

Au cas d’espèce, le 8 juillet 2014, l’Autorité de la concurrence, confirmée en cela par la Cour d’appel, infligeait une amende de plusieurs millions d’euros à une société (ci-après la « Société ») pour des pratiques anticoncurrentielles sur le marché des bases de données d'informations médicales à destination des laboratoires pharmaceutiques pour la gestion des visites médicales. Il lui était reproché un abus de position dominante caractérisé par le refus discriminatoire de vendre sa base de données aux utilisateurs actuels et potentiels de solutions logicielles commercialisées par une société Euris. Ladite base de données relevait de la branche d'activité « Gestion de la relation clients et données stratégiques », branche d’activité que la Société transférait le 18 décembre 2014 à une société de son groupe par voie d'apport partiel d'actifs soumis au régime des scissions. Le traité d’apport conclu entre les parties excluait de manière expresse le transfert vers la société bénéficiaire des droits et obligations liés à la procédure engagée par l’Autorité de la concurrence dont la décision était alors sous appel.  En avril 2015, la société bénéficiaire de l’apport partiel d’actifs faisait l’objet d’un changement de contrôle, ses actions étant cédées à une société tierce. 

 

Souhaitant être indemnisée du préjudice résultant des pratiques anticoncurrentielles établies par la décision de l'Autorité, la société Euris assignait en responsabilité la Société ainsi que la bénéficiaire de l’apport¹.

 

La problématique était la suivante : en présence d’un apport partiel d’actifs soumis au régime des scissions (qui implique une transmission à titre universel du patrimoine de la branche d’activité transférée et, en conséquence, la transmission à la société bénéficiaire de l’ensemble des droits et obligations attachés à la branche), qui de la société apporteuse ou de la société bénéficiaire doit supporter la charge de la sanction au titre des pratiques anticoncurrentielles et, ici, de la réparation des conséquences civiles de l’infraction commise par la société apporteuse ?

 

En l’espèce, la Cour d’appel a opéré une distinction entre la charge de la sanction et celle de l’indemnisation consécutive à l’infraction, s’appuyant sur le traité d’apport, traité dont elle faisait une lecture stricte. Pour rappel, celui-ci comportait une exception au principe de transmission universelle des droits, biens et obligations attachés à la branche d'activité apportée. La clause, intitulée « clause d'exclusion du TAPA », stipulait que « l'ensemble des droits et obligations liés à la procédure engagée par l'Autorité de la concurrence à l'encontre de la société apporteuse au titre de prétendues violations par cette dernière de règles du droit de la concurrence, ayant abouti le 8 juillet 2014 sur la décision n°14-D-06 condamnant la société […] au paiement d'une amende de 5 700 000 euros contre laquelle la société […] a interjeté appel, est expressément exclue de l'apport. ». S’appuyant donc sur cette clause, la Cour d’appel jugeait que seule la sanction se trouvait visée par l’exclusion au transfert et en concluait que les obligations indemnitaires résultant de la violation des règles de concurrence commise dans le cadre de l'exploitation de la branche d'activité apportée, avaient bien été transmises avec cette branche. Si la Cour a estimé que, par sa rédaction, la clause ne constituait pas exception au transfert des conséquences indemnitaires, c’est bien parce que selon elle, en se fondant sur les dispositions applicables en droit des sociétés² et le principe de transmission universelle du patrimoine, un apport partiel d’actifs emportait transfert à la société bénéficiaire de la responsabilité civile au titre des infractions au droit de la concurrence commises par l’apporteuse, voire peut-être même de la sanction en elle-même en l’absence de toute clause d’exclusion.

 

Par son arrêt du 20 mars 2024, publié au bulletin³, la Cour de cassation censure l’arrêt de la Cour d’appel en se fondant sur les dispositions du TFUE et en reprenant les principes retenus par la jurisprudence des juridictions de l’Union européenne en droit de la concurrence, en cas de transfert d’activité.

 

Quels sont ces principes ? S’agissant de la sanction applicable en cas d’infractions au droit de la concurrence, sa charge est définie selon les principes de personnalité de l’infraction et de continuité économique de l’activité. Le principe de la responsabilité personnelle semble primer dans l’hypothèse d’un apport partiel d’actifs emportant transmission à titre universel du patrimoine comme dans la présente affaire : l’entité tenue pour responsable est celle qui a participé à l’infraction et c’est elle qui sera recherchée dès lors qu’elle survit à l’opération de réorganisation.  Ainsi, comme le précise la Cour de cassation en reprenant la jurisprudence de la CJUE, c’est « en principe, à la personne physique ou morale qui dirigeait l'entreprise en cause au moment où l'infraction aux règles de concurrence de l'Union a été commise de répondre de celle-ci, même si, au jour de l'adoption de la décision constatant l'infraction, l'exploitation de l'entreprise a été placée sous la responsabilité d'une autre personne (CJUE, arrêts du 16 novembre 2000, KNP BT/Commission, C-248/98 P, point 71, et Cascades/Commission, C-279/98 P, point 78 ; TUE, arrêt du 30 mars 2022, Air France-KLM/Commission, T-337/17, point 309) ».

 

S’agissant de la réparation des préjudices résultant de l’infraction, la règle est la même : « Au même titre que la mise en œuvre des règles de concurrence de l'Union par les autorités publiques (« public enforcement »), les actions en dommages et intérêts pour violation de ces règles (« private enforcement ») font partie intégrante du système de mise en œuvre desdites règles, qui vise à réprimer les comportements anticoncurrentiels des entreprises et à dissuader celles-ci de se livrer à de tels comportements (CJUE, 6 octobre 2021 C-882/19 arrêt  Sumal, point 37). ». La Haute Cour précise – en reprenant une fois encore la jurisprudence de la CJUE- que la notion d’entreprise responsable ne peut avoir une portée différente dans le contexte de l’infliction d’amendes et dans celui des actions en dommages et intérêts pour violation des règles de concurrence : « Il s'ensuit que les principes énoncés par la jurisprudence des juridictions de l'Union relative à la détermination de l'entité devant supporter la sanction infligée pour violation des règles de concurrence de l'Union sont seuls applicables pour déterminer l'entité tenue de réparer le préjudice causé par une telle violation. […] ».

 

Par conséquent, « la personne morale qui dirigeait l’exploitation de l’entreprise en cause est tenue de réparer le préjudice causé par un abus de position dominante lorsqu’elle continue d’exister juridiquement ».

 

Mais, lorsqu’elle cesse d’exister juridiquement, qu’advient-il ? Le principe de continuité économique - qui selon l’Avocat Général dans l’affaire Skanska« constitue l’expression de la définition large donnée à la notion d’« entreprise » dans le cadre du droit de la concurrence » - acquiert alors toute son importance. Comme le mentionne d’ailleurs la Cour de cassation dans son arrêt du 20 mars 2024 et comme maintes fois rappelé par la CJUE, « si des entreprises, responsables du préjudice causé par une infraction aux règles de concurrence de l'Union, pouvaient échapper à leur responsabilité par le simple fait que leur identité a été modifiée par suite de restructurations, de cessions ou d'autres changements juridiques ou organisationnels, l'objectif poursuivi par ce système ainsi que l'effet utile desdites règles seraient compromis (voir, par analogie, arrêts CJUE Skanska Industrial Solutions e.a., point 46, précité, et du 11 décembre 2007, ETI e.a., C-280/06, point 41). ». En conséquence, en cas de disparition de l’entité en cause par suite d’une opération de réorganisation, le principe de la continuité économique de l’activité s’appliquera et permettra de désigner l’entité responsable.

 

Ainsi, par exemple, en cas de fusion-absorption, la société absorbante supportera la sanction. C’est ce qu’avait d’ailleurs déjà affirmé la Cour de cassation dans un arrêt du 20 novembre 2001. Les faits étaient intéressants puisque la société, auteure des pratiques prohibées (il lui était reproché la participation à une entente), avait d’abord transféré une partie de ses actifs à deux filiales avant d’être absorbée via une fusion-absorption. La société absorbante - poursuivie pour les faits commis par l’absorbée - faisait valoir devant la Cour de cassation que seule la société qui avait acquis les moyens humains et matériels ayant concouru à l'infraction litigieuse, pouvait être considérée comme responsable de la pratique incriminée. La Cour de cassation avait alors déjà jugé que ce transfert n’avait pas eu pour effet de faire disparaître la personnalité juridique de l'entité qui avait commis les pratiques prohibées et que seule celle-ci encourait les sanctions prévues. Or, cette dernière ayant ensuite fait l’objet d’une fusion, c’est la société absorbante qui devait être tenue responsable, peu important le transfert antérieur des moyens humains et matériels ayant concouru à la mise en œuvre de l’entente prohibée.

 

Dans le même sens, toujours à propos d’une fusion absorption, la CJUE a pu juger que : « il n’est pas incompatible avec le principe de la responsabilité personnelle d’imputer la responsabilité d’une infraction à une autre société en sa qualité de société absorbante de la société qui a commis l’infraction lorsque cette dernière a cessé d’exister […] »¹⁰.

 

En droit de la concurrence, c’est donc la continuité de l’activité économique qui constitue le critère déterminant en cas de disparition de l’entité responsable : dans l’affaire Skanska¹¹, la CJUE l’a également admis dans un cas où des sociétés avaient acquis le contrôle de sociétés ayant participé à une entente avant de les dissoudre¹² tout en poursuivant l’activité économique de leurs filiales.

 

Pour conclure, on retiendra de cet arrêt de la Cour de cassation du 20 mars 2024 que le droit de l’Union et les principes dégagés par la jurisprudence des juridictions de l’Union priment en la matière !

Ce qu'il faut retenir

La personne morale qui exploite l'entreprise au moment de la commission de l’infraction répond de celle-ci et de l’indemnisation du préjudice sous-jacent même si, au jour de l'adoption de la décision constatant l'infraction, l'exploitation de l'entreprise a été placée sous la responsabilité d'une autre personne morale en raison d’un apport partiel d’actifs emportant transmission à titre universel du patrimoine.

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