7 min de temps de lecture 22 mai 2024
Homme d’affaires regardant par la fenêtre d’un gratte-ciel

Solidarité en matière commerciale

Par Louisa Igoudjil

Avocate – Associée – Corporate / M&A

Avocate expérimentée en M&A, Louisa aime la diversité : celle de ses clients, de leurs secteurs d’activité et du rayonnement national ou international de leurs projets.

7 min de temps de lecture 22 mai 2024
Expertises associées Droit des affaires

La présomption de solidarité passive en matière commerciale est une construction prétorienne ayant pour objet de protéger le créancier en accroissant la surface financière de ses débiteurs tenus solidairement.¹

Article co-rédigé avec Louise Legrand, avocate collaboratrice, EY Société d’Avocats

Fréquemment appelée à en discuter, la Cour de cassation dans un arrêt du 24 janvier 2024², publié au bulletin, sans remettre en question sa position de principe, rappelle les contours de la présomption de solidarité passive en matière commerciale tout en en laissant entendre que cette présomption ne s’étend pas à la solidarité dite « active » des cessionnaires de droits sociaux dans le cadre de la mise en jeu d’une garantie de passif.

Elle censure ainsi un arrêt de la cour d’appel de Lyon³ ayant condamné solidairement les cédants à indemniser les deux acquéreurs « pris ensemble », à charge pour eux de se répartir le montant dû au prorata des parts sociales acquises.

En l’espèce, la société Sati et son dirigeant avaient acquis l’intégralité des titres de la société LNX par le biais de cinq actes de cession formellement distincts, mais au contenu néanmoins substantiellement identique :

  • 99 % des droits sociaux avaient été cédés par les actionnaires de la société LNX (dont M.[R]) au bénéfice de la société Sati au moyen de quatre actes de cession distincts ;
  • 1 % des droits sociaux avait été cédé par un des actionnaires de la société LNX (M. [R]) au bénéfice du dirigeant de la société Sati (M. [C]).

Postérieurement à la cession, les deux acquéreurs (la société Sati et M. [C]) mettaient en jeu la garantie de passif stipulée dans leur(s) contrat(s) respectif(s).

Dans l’arrêt attaqué, la cour d’appel de Lyon a fait usage d’une double présomption de solidarité en condamnant les cédants, au titre de la garantie stipulée dans chacun des contrats de cession, au paiement de la somme due, les cédants étant ainsi condamnés solidairement à indemniser les deux acquéreurs « pris ensemble », à charge pour ces derniers de se répartir cette somme au prorata de leurs parts sociales.

C’est dans ce contexte que la chambre commerciale de la Cour de cassation, dans son arrêt du 24 janvier 2024, casse l’arrêt de la cour d’appel de Lyon au motif que la présomption de solidarité des débiteurs dont bénéficiait la société Sati ne devait pas s’étendre à M. [C], celui-ci n’ayant acquis ses parts sociales que d’un seul des débiteurs cédants :

« En statuant ainsi, alors que M. [C] n’a acquis des parts de la société LNX que de M.[R] [V], de sorte que la solidarité dont bénéficie la société Sati envers l’ensemble des consorts [V] ne peut produire d’effet à son égard, la cour d’appel a violé le texte susvisé.»

Cette décision est l’occasion de revenir sur la notion de solidarité et d’en rappeler quelques contours en matière commerciale.

1. Sauf exception, la solidarité ne se présume pas

Selon l’article 1310 du Code civil (ancien article 1202 du Code civil) « la solidarité est légale ou conventionnelle ; elle ne se présume pas ». Une jurisprudence établie prévoit néanmoins que la solidarité (dite passive) entre les codébiteurs d’une dette commerciale se présume. Cette jurisprudence remonterait à une décision du 20 octobre 1920 et se justifierait par l’intérêt mutuel des créanciers et des débiteurs à voir cette solidarité consacrée : « Selon un usage antérieur à la rédaction du Code de commerce et maintenu depuis […] la solidarité entre débiteurs se justifie par l’intérêt commun du créancier, qu’il incite à contracter, et des débiteurs, dont il augmente le crédit. »⁴

La jurisprudence applique la présomption de solidarité passive en présence d’un acte de commerce, indépendamment de la qualité des parties. En matière de cession de droits sociaux, si un tel acte est, par nature, un acte civil (Cass. com., 31 janvier 1977, n°75-14.828), il est de jurisprudence constante que la cession de contrôle d’une société commerciale – et ce même si les cocontractants n’ont pas la qualité de commerçant et que l’achat n’a pas été fait en vue de la revente des titres – soit par nature commerciale (Cass. com., 28 déc. 1978, n° 77-12.609).

Ce principe a pu être critiqué en doctrine, en ce qu’il « conduit à une application de la solidarité commerciale à des personnes non averties, tant de l’existence de la présomption que, bien souvent, de la commercialité de leur acte »⁵. Cependant, la chambre commerciale de la Cour de cassation maintient sa position, qu’elle a encore récemment confirmée dans un arrêt du 30 août 2023 (n° 22-10.466), au motif que « les conventions qui emportent cession de contrôle d’une société commerciale présentant un caractère commercial, encore qu’elles ne soient pas conclues entre commerçants, les obligations contractées par les vendeurs s’exécutent solidairement ».

Peu important, à cet égard, que certains vendeurs n’aient transféré que quelques actions, le transfert de contrôle s’appréciant au niveau de l’acquéreur. Le mécanisme de présomption de solidarité passive permet ainsi à un créancier d’exiger à n’importe lequel des débiteurs d’une même obligation, le paiement intégral de la dette, à charge pour le débiteur concerné de se retourner contre ses codébiteurs.

L’arrêt du 24 janvier 2024 ne remet pas en cause cette solution éprouvée, dans la mesure où il confirme bien que la société Sati qui avait acquis la majorité des parts sociales bénéficiait d’une solidarité de la part de ses différents cédants et ce, alors même que la cession en question avait fait l’objet de plusieurs actes distincts intervenus concomitamment.

En revanche, le deuxième acquéreur M. [C] – bien que dirigeant de la société Sati – ne pouvait se prévaloir de cette présomption de solidarité passive et, de fait, obtenir le paiement de la somme lui revenant au titre de la garantie à l’encontre du cédant de son choix, dès lors qu’il n’avait acquis ses parts qu’auprès d’un seul cédant/débiteur, le caractère commercial et global de l’opération ne suffisant pas à lui faire bénéficier d’une telle présomption.

2. Une présomption de solidarité active écartée

La Cour de cassation écarte donc la présomption de solidarité active, même en matière commerciale.

Par un arrêt du 26 septembre 2018 (n° 16-28.133), rendu au visa de l’article 1197 du Code civil⁶ relatif à la solidarité active (dans sa rédaction antérieure à la réforme du droit des contrats de 2016), dans un contexte de cession de droits sociaux présentant un caractère commercial, la chambre commerciale de la Cour de cassation avait déjà énoncé que « la solidarité active ne se présum[ait] pas ». Sauf volonté contraire expresse, les cocréanciers d’une dette commerciale ne pouvaient donc bénéficier d’une présomption de solidarité.

C’est cette fois sous le visa de l’article 1202 du Code civil⁷, d’une portée plus générale, que la Cour de cassation confirme ici, à notre sens, cette position en écartant la présomption de solidarité active des bénéficiaires de la garantie.

Une particularité propre aux faits de l’espèce semble avoir eu ici un caractère décisif : le dirigeant de la société Sati avait acquis les parts sociales auprès d’un seul des cédants.

En dépit de l’homogénéité d’actes conclus en vue d’une même opération qu’on aurait pu considérer comme globale (puisque visant à ce que les deux acquéreurs détiennent la totalité du capital social de la société cible), l’effet relatif des conventions (article 1199 du Code Civil) aurait probablement suffi à écarter la solidarité dont se prévalait l’acquéreur. En effet, créancier unique d’un unique débiteur, l’acquéreur s’est trouvé isolé par son contrat. La solidarité active ne pouvait trouver à s’appliquer, sauf rattachement exprès de l’acte et stipulation toute aussi expresse de cette solidarité entre les bénéficiaires de la garantie contractuellement fragmentée. Une telle stipulation aurait permis de faire jouer la présomption de solidarité passive à l’égard de deux acquéreurs qui se seraient alors retrouvés cocréanciers au titre de la garantie d’actif et de passif.

On retiendra de cet arrêt que le sujet de la solidarité en matière commerciale continue à faire l’objet de discussions et que les praticiens ne peuvent faire l’économie, dans la rédaction de leurs actes, des précisions qui s’imposent en la matière. Il est en effet fort probable que la séparation des actes et la ventilation des cessions étaient aussi fortuites qu’arbitraires…

  • Sources

    1. Cet article a été publié dans Option Finance – Vendredi 5 avril 2024
    2. Cass. com. 24 janvier 2024, n° 20-13.755, publié au bulletin.
    3. Cour d’appel de Lyon, 19 décembre 2019 – n° 17/04509.
    4. Pour plus de détails sur cette décision, « La présomption de solidarité en matière commerciale : une rigueur à modérer », Bruno Dondero, D. 2009. 1097.
    5. Op. cit. n° 3.
    6. Dans sa rédaction en vigueur jusqu’en 2016, étant précisé que la solidarité active est désormais visée à l’article 1311 du Code civil, dont l’alinéa 1 er dispose que : « La solidarité entre créanciers permet à chacun d’eux d’exiger et de recevoir le paiement de toute la créance. Le paiement fait à l’un d’eux, qui en doit compte aux autres, libère le débiteur à l’égard de tous. »
    7. Dans sa rédaction en vigueur jusqu’en 2016, dont l’alinéa 1 er disposait que « La solidarité ne se présume point ; il faut qu'elle soit expressément stipulée »

Ce qu'il faut retenir

A propos de cet article

Par Louisa Igoudjil

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