9 min de temps de lecture 7 févr. 2019
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Entreprises et gestion des risques : l’importance croissante des fiscalistes dans un monde en mutation

Lorsqu’il est « connecté », le fiscaliste aide les organisations à identifier et à gérer les risques fiscaux susceptibles d’avoir un impact négatif sur des stratégies plus larges.

L’histoire de la société américaine PVH, spécialisée dans la mode, est similaire à celle d’innombrables entreprises qui se sont développées à l’international au cours des dernières décennies.

PVH, qui a commencé à coudre des chemises pour les mineurs de charbon de Pennsylvanie en 1881, a fait l’acquisition de Tommy Hilfiger en 2010. Suite à cette transaction, la société, qui n’était jusque-là qu’un grossiste principalement américain, est devenue un géant multinational de l’habillement, avec un chiffre d’affaires de 8,9 milliards de dollars en 2017. Et au fur et à mesure que l’entreprise grandissait, elle devenait également plus complexe.

Le fiscaliste de la société a également pris de l’importance au sein de l’entreprise et son avis est désormais écouté au sein du conseil d’administration. Alors que les fiscalistes de PVH devaient auparavant se concentrer uniquement sur les taxes fédérales, étatiques et locales américaines, ils doivent désormais assurer le suivi de leurs obligations fiscales dans 40 pays. PVH a installé des sièges régionaux autour du monde, ainsi qu’un réseau de professionnels chargés de fournir des conseils en matière de fiscalité dans des juridictions spécifiques.

« Dès que l’on aborde des sujets relatifs à la fiscalité internationale, ça devient tout de suite beaucoup plus compliqué », explique Matt O’Laughlin, Executive Vice President, Global Tax de PVH, qui a rejoint l’entreprise en 2010. «  Il faut plonger dans cet immense casse-tête et se concentrer sur la matérialité. Je me concentre d’abord sur les sièges régionaux, puis nous passons aux autres pays pour s’assurer qu’ils savent quelles sont les politiques que nous voulons appliquer. »

Il n’y a rien de pire que d’échouer dans la gestion d’un contrôle dans une juridiction alors qu’il aurait pu être évité avec une meilleure communication.
Matt O’Laughlin,
Vice-président exécutif, Global Tax chez PVH

La communication est essentielle pour créer un climat de confiance entre le fiscaliste et le reste de l’entreprise, en particulier du fait des divers changements réglementaires et technologiques qui affectent les entreprises multinationales d’aujourd’hui. Dans un contexte fiscal en mutation rapide, les sociétés multinationales se démènent pour identifier et gérer les risques futurs.

Une nouvelle ère de risque fiscal

Les gouvernements ont eu recours à diverses tactiques pour accroître les recettes qui n’ont toujours pas retrouvé le niveau qu'elles avaient avant la crise financière mondiale d’il y a dix ans. Ils ont réduit les taux d’imposition des sociétés et créé des incitations pour attirer les investissements étrangers tout en adoptant simultanément des mesures anti-abus et en modernisant les politiques relatives au commerce numérique. Il peut être parfois très difficile de suivre les modifications, de plus en plus fréquentes, de l’arsenal législatif et réglementaire.

Dans le même temps, la technologie transforme la façon dont le montant des taxes est évalué. Auparavant, les déclarations de revenus étaient préparées sur papier à partir de documents historiques. Certaines administrations utilisent désormais des données en temps réel, pour par exemple chiffrer le montant de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Selon le rapport d’EY intitulé Tax administration goes digital (en anglais), en utilisant l’automatisation et l’analyse, les autorités fiscales cherchent à extraire des informations à partir de quantités de données exponentielles, notamment pour détecter des cas de fraude ou d’évasion fiscale.

Auparavant, les audits contrôles fiscaux avaient lieu après laen fin de ld’année. Désormais, à travers le monde, de nombreuses administrations fiscales effectuent des contrôles simultanés en temps réel.
Ute Benzel,
EY EMEIA Tax Leader

Cette transparence peut potentiellement renforcer la confiance entre les gouvernements et les autorités fiscales, mais elle implique également de nouveaux risques, notamment la mise en œuvre inégale d’initiatives mondiales telles que les recommandations du plan d’action BEPS (Érosion de la base d’imposition et transfert des bénéfices) élaboré par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui vise à standardiser les règles, à encourager le partage d’informations entre pays et à améliorer la transparence. Dans le cadre du plan d’action BEPS, les administrations fiscales participantes devaient commencer à échanger des données de déclaration pays par pays en juin (CbCR). Ces données devront inclure les informations sur les revenus, les bénéfices et les impôts par juridiction des entreprises multinationales, ce qui obligera leurs fiscalistes à gérer un niveau de transparence sans précédent.

« Les entreprises devront fournir une vision globale et intégrée », a déclaré Ute Benzel. « Les PDG et les directeurs financiers délèguent de plus en plus la collecte et la divulgation d’informations commerciales parfois sensibles aux fiscalistes. Le défi pour ces spécialistes est de savoir comment également utiliser l’analyse des données pour comprendre les conséquences de la fiscalité sur la stratégie générale de l’entreprise et pour être capables de l’expliquer ensuite, d’où l’importance croissante des directeurs fiscaux parmi les cadres supérieurs ».

Connecter les différentes données

Présenter son passif d’impôt, pays par pays, dans un document unique est plus facile à dire qu’à faire. Pour les entreprises qui possèdent plusieurs progiciels de gestion intégrés (ERP), accéder à leurs données fiscales et financières peut s’avérer être une tâche ardue. Dès lors, il peut leur être compliqué de fournir les informations détaillées requises par le plan d’action BEPS de lutte contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert des bénéfices. Cela s’explique par le fait que la génération actuelle d’ERP est conçue pour la gestion opérationnelle et que les données ne sont la plupart du temps pas saisies de manière standardisée.

« Je n’ai aucun problème avec les gouvernements qui réclament des données pays par pays, mais fournir des données n’est pas un exercice simple pour une grande multinationale », explique Matt O’Laughlin.

Pour une entreprise telle que PVH, dont la taille a augmenté suite à diverses acquisitions et qui exerce ses activités dans le monde entier, l’intégration des différents systèmes de données n’est toujours pas achevée. Raison de plus pour que les fiscalistes soient consultés lorsqu’une entreprise modifie son système informatique ou son ERP, ou lorsqu’elle en adopte un nouveau.

« Je pense que le numérique est partout et qu’il faut s’y adapter », déclare Matt O’Laughlin. « Chaque fois que la comptabilité financière souhaite mettre en place un nouveau système logiciel, il faut que la fiscalité soit prise en compte. Nous devons nous assurer que toutes les exigences fiscales ont été passées en revue, et ce n’est pas toujours facile, car ces systèmes informatiques ne prévoient généralement pas toutes les situations fiscales possibles. »

« Je passe une bonne partie de mes journées à vérifier que les implémentations informatiques se passent bien », ajoute-t-il.

Selon Josh Gordon, ancien vice-président International Tax chez IBM et désormais vice-président chargé des finances du service Cloud solutions business du groupe, IBM a l’habitude de changer de systèmes et a considérablement modernisé les siens afin de regrouper les différentes sources de données. IBM, qui est présente dans 170 pays, a mis à profit la centralisation des données et la création de lacs de données à des fins fiscales, et s’attaque maintenant à la création des outils nécessaires.

« Nous n’en sommes encore qu’au début, mais nous avançons rapidement », affirme-t-il, en ajoutant cependant que les données ne suffisent pas. Lorsque les autorités fiscales accèdent aux systèmes ERP, « notre présence est indispensable, car nous devons pouvoir leur apporter toutes les explications nécessaires ».

 Le fiscaliste doit renforcer ses liens avec le reste de l’entreprise pour aider à replacer les dernières informations divulguées dans un contexte approprié. En effet, si la transparence crée une opportunité pour les entreprises de renforcer la confiance avec les autorités fiscales, le risque que les données soient mal comprises est réel.

Si la transparence représente une opportunité pour les entreprises de renforcer la confiance avec les autorités fiscales, le risque que les données soient mal comprises est réel.

« La conformité est devenue un exercice stratégique, car vous avez une marge de manœuvre, explique Jeff Michalak, EY Global International Tax Services Leader. Vous ne contrôlez pas nécessairement les informations dont disposent les autorités fiscales à votre sujet, mais vous pouvez les replacer dans leur contexte, afin que vos interlocuteurs n’aient pas d’idées fausses sur votre activité et vos comptes. »

Bien communiquer

D’après Ute Benzel, à l’avenir, des systèmes ERP (progiciel de gestion intégrée) s’appuyant sur la technologie cloud feront leur apparition. Plus flexibles, ils ouvriront une nouvelle ère de stockage et d’analyse des données, ce qui permettra aux entreprises de traiter avec les autorités fiscales en « toute transparence ».

La fiscalité deviendra avec le temps un sujet de plus en plus stratégique pour les entreprises souhaitant établir un climat de confiance avec les autres acteurs concernés. Les organisations qui ne pourront pas expliquer leurs données fiscales aux administrations dédiées, à leurs cadres supérieurs et à leur conseil d’administration seront confrontées à des risques financiers et de réputation.

Matt O’Laughlin de l’entreprise PVH affirme qu’il assiste aux réunions du conseil d’administration et qu’il y explique les évolutions importantes pour l’entreprise, qu’il s’agisse du plan d’action BEPS ou de la réforme fiscale américaine. « Mon objectif est de clarifier les choses sans toutefois entrer trop dans les détails, pour que tout le monde ait une vue d’ensemble sur la question. »

Selon Josh Gordon, le groupe IBM bénéficie d’un réseau qu’il construit depuis des décennies dans toutes les juridictions.

« Nous avons très bien expliqué notre activité aux autorités fiscales du monde entier », explique-t-il. « Dans la plupart des pays, nous savons à quoi nous en tenir du point de vue fiscal. Nous n’avons peut-être pas énormément de personnel dans tous les pays, mais nous en avons assez pour remplir nos obligations. »

Le fait d’avoir une équipe sur place, en contact direct avec les entreprises et les autorités fiscales, nous a certainement aidés dans de très nombreux cas.
Josh Gordon,
Ancien vice-président exécutif, International Tax chez IBM

Identifier les compétences adaptées

De nos jours, les fiscalistes sont de plus en plus « connectés » aux services opérationnels, stratégiques et décisionnels de l’entreprise, alors que la réglementation et les politiques fiscales évoluent. Ils sont par ailleurs en contact étroit avec les autorités fiscales des pays dans lesquels l’entreprise exerce ses activités.

En conséquence, les compétences requises pour travailler dans un service en charge de la fiscalité évoluent. La veille juridique continue desconcernant les lois et les réglementations fiscales, complexes et en évolution, et la capacité à les interpréter restent bien sûr des savoir-faire essentiels pour tout fiscaliste. Cependant, la gestion et l’analyse numériques, ainsi que la communication (avec les conseils d’administration et les acteurs externes concernés), sont en train de devenir des compétences recherchées.

Il est essentiel d’organiser correctement la structure de vos collaborateurs dans le modèle opérationnel. L’accent mis sur la technologie signifie que les nouveaux arrivants doivent avoir un bagage plus technologique qu’autrefois, en plus des aspects techniques.
Olivia McTavish,
EY Global International Tax Services Leader

À l’avenir, les fiscalistes auront de plus en plus besoin de « technologues numériques » capables de comprendre les plates-formes de données et d’identifier les moyens par lesquels l’intelligence artificielle peut prendre en charge le travail fastidieux et améliorer l’identification des passifs.

« Les données sont la première étape, déclare Josh Gordon. À mesure que la robotique et l’automatisation se rapprocheront l’une de l’autre au sein du service en charge de la fiscalité, le mouvement s’accélèrera. Les tâches les moins qualifiées seront de moins en moins effectuées par les équipes, ce qui leur permettra de se concentrer sur la création de valeur au quotidien. »

En ce qui concerne les compétences de communication, le programme BEPS « ouvre un aspect de la fiscalité qui est plus politique et lié aux relations publiques qu'auparavant, déclare Matt O’Laughlin. La clé, c’est la transparence. »

  • Rendre la fiscalité pertinente pour les opérations quotidiennes

    La fiscalité est un élément important de la structure des entreprises. Chez les multinationales modernes, chaque décision a des incidences fiscales. Pourtant, les entreprises ne traitent pas toutes leur fiscaliste à la hauteur de ses responsabilités.

    Ce n’est certainement pas le cas chez Steelcase, le fabricant de meubles américain qui possède des bureaux et des usines dans 80 pays. Jim Keane, PDG du groupe, a été directeur financier entre 2001 et 2006. Il se souvient d’une époque où, dans de nombreuses grandes entreprises, le directeur fiscal n’était pas sûr de pouvoir siéger aux réunions de la direction. Toutefois, Keane pense ce privilège se gagne. Comme il le dit lui-même : « Pour assister à ces réunions, il faut le mériter ».

    Certains cadres supérieurs considèrent le service en charge de la fiscalité comme une boîte noire remplie de données complexes à tenir à distance et à utiliser à des moments clés (par exemple, au moment de la publication des rapports financiers). Jim Keane adhère en partie à ce concept. « Je trouve que le concept de boîte noire est approprié pour parler de la fiscalité », affirme-t-il. « Cependant j’ai besoin d’un système extrêmement utile, capable de traduire ces données et de les rendre exploitables pour nos opérations quotidiennes. » « Ma directrice fiscale, ajoute-t-il, ne me submerge pas de données. Elle les filtre et s’assure que je reçois ce que j’ai besoin de savoir. »

    Bien que Jim Keane croie fermement en ses collaborateurs, il souligne aussi les avantages que peut apporter la technologie. « Dans le passé, il y avait des coûts et des revenus cachés que nous ne pouvions pas rechercher, car les gains potentiels étaient trop marginaux. L’intelligence artificielle va changer la donne, et il incombe à nos collaborateurs comptables d’aider à identifier ces coûts et à créer des opportunités génératrices de valeur. »

Gérer le risque fiscal : mesures immédiates à prendre

  1. Dans un monde qui se globalise rapidement, et dans lequel les changements législatifs et réglementaires sont fréquents, les stratégies d’entreprises à plus grande échelle peuvent avoir des conséquences fiscales imprévues. Les cadres dirigeants doivent consulter régulièrement leurs fiscalistes pour comprendre les ruptures, minimiser les risques et, in fine, mettre en œuvre les stratégies d’entreprise en toute confiance.

  2. Augmentez les investissements dans les services en charge de la fiscalité pour réduire les coûts des processus opérationnels. Renforcez les liens entre les services en charge de la fiscalité, des finances et même des ressources humaines afin de générer des gains d’efficacité et de libérer des ressources destinées à des activités de plus grande valeur.

  3. Demandez à vos directeurs fiscaux d’identifier les implications et les obligations fiscales et d’analyser les avantages en amont, tels que les incitations, afin de maximiser la valeur.

  4. Tirez parti de l’analyse des données pour identifier les impacts de la fiscalité sur l’entreprise et montrer aux cadres supérieurs comment elle affecte la stratégie d’entreprise à plus grande échelle. Cela peut permettre de réduire les coûts en plus d’être une source de valeur pour l’entreprise dans son ensemble.

  5. Préparez vos interventions afin de pouvoir expliquer clairement les données fiscales aux représentants des administrations fiscales, ainsi qu’aux cadres supérieurs et au conseil d’administration. À défaut, l’entreprise pourrait être confrontée à des risques financiers et de réputation.

Ce qu'il faut retenir

Qu’il s’agisse des capacités nécessaires pour exercer efficacement leurs fonctions, de la technologie ou de la réglementation, les fiscalistes actuels doivent faire face à de nombreux changements. Cependant, les fiscalistes qui savent rester « connectés » aux acteurs concernés tout en évoluant au milieu de ces transformations seront en mesure de maîtriser les risques et d’assurer le bon déroulement des activités.