13 min de temps de lecture 24 oct. 2023
Vue aérienne d'un escalier

Projet de loi de finances pour 2024 : renforcement des obligations documentaires et du contrôle des prix de transfert

Auteurs
Elfie Ossard-Quintaine

Associée, Transfer Pricing, France

Passionnée par le contact humain, la planète et les prix de transfert. Prête à apprendre et à apporter de la valeur en recherchant des idées ou des points de vue différents et innovants.

Nadia Sabin

Avocat Associée, Transfer Pricing, France

Trois enfants, un mari, un métier passionnant. Créative mais pragmatique, fiscaliste mais économiste, j’aime aussi le ski, les challenges, le dessin, les ballets.

13 min de temps de lecture 24 oct. 2023

Par un communiqué de presse en date du 9 mai 2023, le ministre du Budget Gabriel Attal avait annoncé vouloir accroître les mesures de lutte contre la fraude fiscale et douanière.

Cette annonce s’inscrivait dans la lignée non seulement de la loi pour un Etat au service d’une société de confiance, dite loi Essoc, du 10 août 2018¹, mais également de la loi relative à la lutte contre la fraude du 23 octobre 2018². Le projet de texte traduit donc une « ambition renouvelée »³.

Parmi les mesures envisagées, certaines annonces devaient impacter la pratique de l’administration fiscale à l’égard du contrôle des prix de transfert ainsi que la réglementation française en la matière.

Ces mots ne sont pas restés lettre morte puisque le projet de loi de finances pour l’année 2024 (ci-après « PLF 2024 ») prévoit, à son article 22, des modifications substantielles en matière de législation relative aux prix de transfert, qui viendraient encore renforcer les obligations documentaires sur ce sujet et faciliter les opérations de contrôle menées par l’administration fiscale française.

Les modifications envisagées dans le PLF 2024, décrites plus en détails ci-après, emportent les conséquences suivantes pour les contribuables français :

  • S’agissant de l’obligation de documentation des prix de transfert :
    • un élargissement du champ d’application (1) ;
    • une opposabilité de la documentation prix de transfert dans le cadre des contrôles fiscaux (2) ;
    • un renforcement des sanctions (3) ;
  • S’agissant des cessions d’actifs incorporels « difficiles à évaluer » :
    • une extension du délai de reprise (4) ; et
    • une possibilité étendue d’utilisation de données financières postérieures au transfert (5).

Le texte arrêté par le gouvernement et soumis au 49-3 la semaine dernière ne contient que deux amendements par rapport au projet initial présenté par le Gouvernement le 27 septembre dernier.

1. Une extension du champ d’application de l’obligation documentaire aux groupes multinationaux de taille intermédiaire

Pour mémoire, depuis 2010 sont soumises en France à une obligation documentaire⁴ les entités ou établissements qui dépassent l’un des deux seuils suivants ou qui font partie d’un groupe dont l’une des entités, française ou étrangère, dépasse l’un des seuils suivants :

  • 400 millions d’euros de chiffre d’affaires hors taxes ;
  • 400 millions d’euros de total de l’actif brut.

Le PLF 2024 envisage de modifier l’article L 13 AA du livre des procédures fiscales (ci-après « LPF ») afin d’abaisser le seuil de déclenchement de l’obligation documentaire à 150 millions d’euros de chiffre d’affaires hors taxes ou de total d’actif brut, à compter du 1er janvier 2024.

Il convient de rappeler que la référence au total d’actif brut est une spécificité française qui entraine parfois des difficultés pratiques pour apprécier si une société ou un établissement français rentre dans le champ d’application de cette obligation.

Outre les indicateurs financiers utilisés, le recours aux données comptables statutaires non seulement du contribuable français mais également de toutes les sociétés françaises ou étrangères de sa chaîne de détention (par opposition par exemple aux données consolidées ou aux seules données statutaires de l’entité française), peut également surprendre.

La conséquence directe de cette modification du seuil de l’article L 13 AA du LPF est l’augmentation du nombre de contribuables qui seraient soumis à cette obligation. Ces contribuables se verraient alors appliquer – sans période d'adaptation ou de transition – les mêmes obligations et sanctions renforcées telles que décrites ci-après : opposabilité de la documentation et pénalités minimum de 50.000 euros par an.

2. L’opposabilité de la documentation prix de transfert : une charge de la preuve renversée ?

En mai, Gabriel Attal mettait en avant qu’un nombre important de sociétés décriraient dans leur documentation une politique de prix de transfert qu’elles ne mettraient pas en œuvre en pratique.

Pour remédier à cet écueil, le PLF 2024 envisage de modifier l’article 57 du code général des impôts (ci-après « CGI »)⁵, afin d’y intégrer l’alinéa suivant :

« Lorsque la méthode de détermination des prix de transfert s’écarte de celle prévue par la documentation mise à la disposition de l’administration par une personne morale […], l’écart constaté entre le résultat et le montant qu’il aurait atteint si cette documentation avait été respectée est réputé constituer un bénéfice indirectement transféré au sens du premier alinéa, sauf si la personne morale démontre l’absence de transfert par voie de majoration ou de diminution des prix d’achat ou de vente, soit par tout autre moyen »⁶.

Il s’agit donc d’un renversement de la charge de la preuve découlant de l’insertion d’une présomption de transfert de bénéfices à l’étranger en cas de non-respect de la politique décrite dans la documentation et transmise à l’administration fiscale dans le cadre d’un contrôle. Présomption simple qui pourra être renversée par le contribuable par tous moyens.

L’amendement N°I-1407 repris par le gouvernement est venu préciser – alors que ce n’était pas le cas initialement – que cette mesure s’appliquerait aux exercices ouverts à compter du 1er janvier 2024. 

Cette insertion au sein de l’article 57 du CGI est susceptible d’avoir de lourdes conséquences pratiques pour les contribuables en cas de contrôle. En effet, il existe fréquemment des écarts entre la politique de détermination des prix de transfert (« price setting ») et les flux effectivement enregistrés en comptabilité locale, i.e. « l’atterrissage statutaire ». L’ajout de cette disposition permettrait à l’administration fiscale de remettre en cause le caractère normal d’une transaction respectant par ailleurs le principe de pleine concurrence, charge alors au contribuable de s’en expliquer.

Prenons un exemple concret :

Un groupe indique dans sa documentation prix de transfert appliquer un « cost + 5% » sur des prestations de services intragroupe.

Compte tenu d’écarts par rapport à l’exercice budgétaire et/ou d’écritures comptables de fin d’exercice dans les comptes statutaires de l’entité prestataire, il apparait que la marge effectivement appliquée par l’entité concernée ne s’établit pas exactement à 5%, tout en restant néanmoins dans un intervalle interquartile défini par une étude de comparables.

Pour les exercices clos à compter du 31 décembre 2023, pour lesquels la documentation prix de transfert sera préparée dans le courant de l’année 2024, l’administration fiscale pourrait se contenter de constater l’écart pour motiver son redressement. La charge de la preuve serait alors renversée.

Dès lors, les contribuables devront porter une attention accrue au contenu et à la qualité de leur documentation prix de transfert, notamment s’agissant des montants des transactions intragroupe, et des réconciliations financières ; et anticiper tout écart entre la documentation et l’application concrète de leur politique prix de transfert. L’opposabilité de la documentation prix de transfert impose un contrôle de cohérence entre le Master File, le Local File, les tableaux de flux et les contrats qui font partie de l’ensemble documentaire tel que défini par l’article L 13 AA du LPF, alors même que ce contrôle de cohérence n’est pas systématiquement réalisé par les contribuables.

Par ailleurs, il est légitime de s’interroger sur la notion de « méthode de détermination prévue par la documentation » : sera-t-elle interprétée par l’administration fiscale lors des futures vérifications de comptabilité de façon stricte, visant uniquement la description de la façon dont le prix d’une transaction a été déterminé, méthode ex-ante,  ou extensive comme visant également d’autres éléments de la documentation prix de transfert qui seraient interprétés comme contredisant les résultats de l’entité concernée ?

3. Un renforcement des sanctions applicables

Concernant l’obligation documentaire, l’ensemble des modifications envisagées touchant au champ d’application et à l’opposabilité de la documentation prix de transfert s’accompagne d’un renforcement des sanctions en cas de non-respect.

En principe et jusqu’à ce jour, les contribuables dans le champ de l’obligation documentaire (i.e., article L 13 AA du LPF) doivent présenter leur documentation à l’administration fiscale en début de contrôle, à défaut l’administration fiscale met en demeure le contribuable de la fournir dans un délai de 30 jours, prolongeable une fois.

A défaut de production dans le délai ou en cas réponse partielle (i.e., documentation incomplète), une amende minimale est prévue à l’article 1735 ter du CGI, qui s’élève actuellement à 10.000 euros⁷.

Le PLF 2024 prévoit de multiplier par cinq cette amende à un montant de 50.000 euros, et – à défaut de précision, y compris dans l’amendement N°I-1407 repris par le gouvernement – cette nouvelle règle serait applicable aux exercices clos à compter du 31 décembre 2023, soit dès l’exercice fiscal 2023, documenté en 2024 pour les sociétés clôturant à fin décembre.

Ainsi, dans le cadre d’un contrôle portant sur trois exercices, l’amende encourue en cas d’absence de documentation pourrait s’élever à un montant minimal de 150.000 euros contre 30.000 euros à l’heure actuelle.

Le gouvernement met ici en œuvre le durcissement des sanctions qu’il avait préalablement annoncé.

4. Une extension du délai de reprise s’agissant des cessions d’actifs incorporels difficiles à évaluer

Ces dernières années, la législation fiscale française relative aux prix de transfert, la jurisprudence et la doctrine en la matière se sont fortement inspirées des principes et recommandations émises par l’OCDE afin d’évoluer.

À la suite des travaux menés par l’OCDE en matière d’actifs incorporels difficiles à évaluer⁸ (« AIDV ») et à la reprise de ces travaux dans les Principes OCDE de 2022⁹, il n’est pas surprenant que le législateur français tâche de transcrire dans son droit interne les principaux apports de ces travaux.

Le paragraphe 15 des instructions de l’OCDE publiées en juin 2018 indiquent ainsi que pour faciliter la mise en œuvre de l’approche applicable aux AIDV, les pays pourraient envisager l’instauration d’une obligation de notifier le transfert d’un AIDV ou la modification du délai normal de prescription.

L’article 22 du PLF 2024 prévoit, en plus de l’obligation de déclarer les cessions d’actifs incorporels, qui existe déjà en application de l’article 223 quinquies B du CGI (par le biais de la transmission électronique du formulaire 2257-SD et de l’obligation de déclaration des dispositifs transfrontières – DAC 6), de modifier l’article 171 B du CGI afin d’étendre le délai de reprise de l’administration fiscale « jusqu’à la fin de la sixième année qui suit celle au titre de laquelle l’imposition est due », délai qui serait applicable aux exercices ouverts à compter du 1er janvier 2024.¹⁰

  • Projet de loi de finances pour 2024
    Le projet de loi de finances pour 2024 a été présenté en Conseil des ministres et déposé à l’Assemblée nationale le 27 septembre 2023.

5. Une possibilité étendue d’utilisation de données financières postérieures à la cession du bien incorporel

Toujours sur le sujet des cessions d’AIDV, il est également prévu l’insertion d’un nouvel article 238 bis-0 I ter au CGI, ainsi rédigé, et également applicable aux exercices clos à compter du 31 décembre 2023 :

« La valeur d’un actif ou droit incorporel transféré mentionné au 2° du E du II de l’article 1649 AH peut être rectifiée sur la base de résultats postérieurs à l’exercice au cours duquel a eu lieu la transaction ».

Quatre exceptions à ce principe sont ensuite listées au sein de l’article, en application desquels aucune rectification sur la base d’éléments postérieurs à l’exercice au cours duquel a eu lieu la transaction ne serait possible, à savoir :

  • Lorsqu‘un accord préalable en matière de prix bilatéral ou multilatéral a été conclu pour le transfert concerné ;
  • Lorsque l’écart entre la valorisation résultant des prévisions (ex ante) et celle constatée au regard des résultats réels (ex post) est inférieur à 20% ;
  • Lorsqu’une durée de commercialisation de cinq ans s’est écoulée après l’année au cours de laquelle l’actif ou droit a produit pour la première fois des revenus provenant d’une entité non liée au cessionnaire et, durant cette période, l’écart entre les prévisions établies au moment de la transaction et les résultats réels est inférieur à 20% ;
  • Lorsque le contribuable, d’une part, fournit des informations détaillées sur les prévisions utilisées, au moment du transfert, pour déterminer les prix, notamment les modalités de prise en compte des risques et des événements raisonnablement prévisibles ainsi que leur probabilité de réalisation et, d’autre part, établit que la différence significative entre ces prévisions et les résultats réels est due soit à la survenance d’événements imprévisibles lors de la détermination du prix, soit à la réalisation d’événements prévisibles à condition que leur probabilité d’occurrence n’ait pas été sous-estimée ou surestimée de manière significative au moment de la transaction.

Il convient de rappeler que jusqu’à présent, l’administration fiscale ne peut pas se fonder sur les résultats postérieurs à une cession d’actifs incorporels pour fonder son redressement. Cela se justifie dans la mesure où le contribuable de bonne foi, ne peut pas avoir connaissance de ces éléments lorsqu’il a effectué sa valorisation.

Il peut être craint que la nouvelle rédaction proposée ne soit pas entièrement en ligne avec l’esprit des travaux de l’OCDE en la matière. En effet, les principes OCDE n’excluent aucunement les valorisations réalisées sur la base de données prévisionnelles (ex ante) et ce n’est que lorsque le contribuable n’est pas en mesure de justifier en quoi ses prévisions sont justes que l’OCDE invite à se référer aux résultats postérieurs (ex post).

Dans la rédaction proposée du texte, il pourrait désormais être admis dans un grand nombre de cas que l’administration fiscale puisse se baser sur les résultats postérieurs à l’opération de cession pour contester la valorisation retenue par le contribuable lors de l’opération et ainsi fonder son redressement sans devoir discuter de la qualité des faits et hypothèses au moment de la transaction. Bien évidemment, il ne saurait être reproché au contribuable, partie liée ou indépendante, des faits constatés a posteriori dont il ne pouvait avoir connaissance au moment de la transaction et qui ne ferait pas l’objet d’une clause d’ajustement entre tiers. Certes, le paragraphe 1 du nouvel article 238 bis-0 I ter semble ouvrir cette voie, mais en inversant à nouveau la charge de la preuve et en contrevenant à nouveau au principe fondamental selon lequel, conformément à la maxime latine « necessitas probandi incumbit ei qui agit », la nécessité de la preuve incombe à celui qui se plaint !

Or, si par principe « La plume est serve, la parole est libre », au cas particulier l’imprécision de la plume pourrait mettre à mal la libre parole du contribuable. Les termes « d’événement raisonnablement prévisible ainsi que leurs probabilités de réalisation » et de « probabilité d’occurrence » sont autant de termes subjectifs qui risqueraient d’être interprétés dans un sens favorable à l’administration fiscale, exposant ainsi le contribuable à un risque d’insécurité juridique dans le cadre de cession d’AIDV. Ainsi, les exigences pesant sur le contribuable se trouveraient considérablement augmentées.

  • Sources

    1. Loi n° 2018-727 du 10 août 2018 pour un Etat au service d’une société de confiance
    2. Loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude
    3. Bruno Lemaire, présentation du texte
    4. A compter de 2018, cette obligation a évolué vers la préparation d’un Master File et d’un Local File.
    5. La version en vigueur de l’article 57 du CGI n’a plus été modifiée depuis 2014.
    6. Y inclus la modification apportée par l’amendement N°I-3960.
    7. L’amende pouvant atteindre, compte tenu de la gravité des manquements, le plus élevé des deux montants suivants : 0,5 % du montant des transactions concernées par les documents ou compléments qui n’ont pas été mis à disposition de l’administration après mise en demeure ; 5 % des rectifications du résultat fondées sur l’article 57 du CGI.
    8. Instructions à l’intention des administrations fiscales sur l’application de l’approche relative aux actifs incorporels difficiles à valoriser, Action 8, publié en juin 2018.
    9. Principes OCDE applicables en matière de prix de transfert 2022, § 6.186 et s.
    10. Si l’on se réfère à l’exposé sommaire de l’amendement N°I-1407 qui indique que « le présent amendement propose de préciser que la possibilité de rectifier les prix de transfert ainsi que l’extension corrélative du délai de reprise s’appliquent aux exercices ouverts à compter du 1er janvier 2024 ».

Ce qu'il faut retenir

A propos de cet article

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Elfie Ossard-Quintaine

Associée, Transfer Pricing, France

Passionnée par le contact humain, la planète et les prix de transfert. Prête à apprendre et à apporter de la valeur en recherchant des idées ou des points de vue différents et innovants.

Nadia Sabin

Avocat Associée, Transfer Pricing, France

Trois enfants, un mari, un métier passionnant. Créative mais pragmatique, fiscaliste mais économiste, j’aime aussi le ski, les challenges, le dessin, les ballets.